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Analyse du Mécanisme de rééquilibrage de l’Accord de libre-échange UE-Mercosur

Par Mathilde Dupré & Stéphanie Kpenou

5 juin 2025

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Florian Couveinhes Matsumoto et Sabrina Robert, professeurs de droit public et de droit international, ont réalisé pour l’Institut Veblen une analyse approfondie du « mécanisme de rééquilibrage » de l’accord de libre-échange UE-MERCOSUR.

Parmi les nombreuses inquiétudes que soulève la version de l’Accord de libre-échange UE-Mercosur, telle qu’adoptée le 6 décembre 2024, celles relatives à la présence d’un «  mécanisme de rééquilibrage » dans le chapitre dédié au règlement des différends (article XX.4 (b) sont peut-être les plus vives. Ce mécanisme a été ajouté en réponse à la demande formulée par les États membres du Mercosur, que l’UE leur laisse une plus grande marge de manœuvre politique (policy space) quant à leur développement industriel. Ce mécanisme interroge quant aux risques qu’il peut présenter à l’égard des efforts de l’UE et des États membres pour faire face à l’urgence écologique et plus généralement pour concilier, dans le cadre de la politique commerciale commune, les enjeux sociaux, économiques et environnementaux.

1. A ce stade, le champ d’application du mécanisme de rééquilibrage de l’Accord UE-Mercosur reste flou. Cependant, il est particulièrement large, couvrant les mesures futures et celles déjà adoptées par le législateur mais pas encore pleinement mises en œuvre.

La notion de « mesure » est définie par l’accord de manière large et ne se limite pas aux mesures adoptées après la conclusion ou l’entrée en vigueur de l’accord, mais inclut toutes les mesures qui n’ont pas encore été “pleinement mises en œuvre” à la fin des négociations (c’est-à-dire le 6 décembre 2024). Cette définition étend le champ d’application de l’accord au-delà de ce qui est habituellement prévu. Il est presque certain que ce mécanisme pourra être utilisé contre le règlement sur la déforestation (RDUE), étant donné que la mise en œuvre de la moitié de ses dispositions, relatives au secteur privé, a été reportée au 31 décembre 2025 et que son application nécessite que la CE mette en place plusieurs dispositifs d’information, de certification, etc. D’autres réglementations environnementales en cours de discussion ou déjà adoptées mais nécessitant des règlements d’exécution pourraient également être concernés. L’utilisation du mécanisme de rééquilibrage pour remettre en cause le fonctionnement du mécasnisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) est également à prévoir. La plupart des mesures réglementaires en matière de santé et d’environnement sont nécessairement progressives, adaptables et évolutives. Par conséquent, l’identification de la date de leur mise en œuvre complète est délicate et le mécanisme risque d’être utilisé à l’encontre de la plupart de ces réglementations.

2. Le mécanisme prévu dans la version actuelle de l’accord UE-Mercosur est beaucoup moins précis que celui du GATT ou de l’accord de commerce et de coopération avec le Royaume-Uni (ACC).

Une partie à l’ACC peut réagir à ce qu’elle considère comme une déstabilisation de la relation commerciale ou d’investissement établie par le traité, en raison d’un changement dans la réglementation de l’autre partie. Toutefois, il n’autorise que les réactions fondées sur des divergences significatives « en matière de protection du travail et de protection sociale, environnementale ou climatique, ou en matière de contrôle des subventions ». L’utilisation de ce mécanisme est principalement envisagée au profit de la partie qui renforce ses réglementations environnementales, sociales ou sanitaires, et dans le but de protéger sa production nationale de la concurrence déloyale résultant des normes moins strictes de l’autre partie. L’ACC décrit également de manière très détaillée la procédure impliquant la recherche d’une solution à l’amiable et, à défaut d’accord, le recours à un tribunal d’arbitrage.

Contrairement à ces dispositions, le mécanisme de l’accord UE-Mercosur fait déjà l’objet d’un désaccord sur son interprétation de part et d’autre de l’Atlantique. Pour l’UE, le mécanisme ne concerne que les effets commerciaux des mesures auxquelles le plaignant ne pouvait pas s’attendre au moment de la conclusion de l’accord. Du côté brésilien, le gouvernement maintient que le mécanisme est précisément destiné à contrebalancer la mise en œuvre des règlements adoptés entre 2019 et 2023.

3. Ce dispositif fait peser une pression supplémentaire sur le régulateur et présente donc un risque d’inhibition du pouvoir normatif, voire de perte d’indépendance du régulateur.

Il s’applique aux mesures de toute nature qui peuvent être adoptées après l’entrée en vigueur du traité, mais aussi aux « omissions et à la législation qui n’ont pas été pleinement mises en œuvre au moment de la conclusion des négociations du présent accord et de ses actes d’exécution ». Cela confère à l’accord un effet rétroactif, qui rend difficile l’appréciation du critère de « prévisibilité » de la mesure qui doit normalement être au cœur de l’examen de la recevabilité des plaintes en situation de non-violation.

Dans le domaine de la protection de l’environnement et de la santé, le contexte d’insécurité grandissante requiert des pouvoirs publics qu’ils puissent adopter des mesures d’urgence, expérimentales, novatrices et progressives qui n’ont pas été anticipées sur le long terme. Le mécanisme de rééquilibrage pourrait être un obstacle à la marge de manoeuvre réglementaire dont les pouvoirs publics ont besoin pour mettre en œuvre des mesures de protection efficaces et efficientes.

D’autre part, le mécanisme de rééquilibrage a été clairement introduit dans l’accord UE-Mercosur en réponse à la tendance de l’UE à l’unilatéralisme face à l’inertie multilatérale. Cependant, le texte de l’accord prévoit de nombreuses disciplines de coopération réglementaire destinées précisément à neutraliser cet unilatéralisme (voir les chapitres SPS, OTC, sur la transparence et sur les dialogues ; le protocole de coopération et l’annexe ’commerce et développement durable’). Ces disciplines visent à établir un dialogue permanent entre les parties sur l’évolution de leurs réglementations respectives et exigent que chaque Partie prête une attention soutenue à l’appréciation, par l’autre Partie, de l’impact de la réglementation sur le commerce ou de sa nécessité environnementale ou sanitaire. Chaque Partie devra donc prendre en compte, dès la conception d’une réglementation, les capacités, besoins et attentes de l’autre Partie.

Étant donné l’importance accordée à cette approche coopérative dans le cadre de l’accord UE-Mercosur, il est clair que la pression réciproque sur les régulateurs est forte. Et si, malgré tous ces mécanismes de dialogue, une partie contractante devait adopter une mesure unilatérale ne tenant pas compte des résultats de ces dialogues, le mécanisme de rééquilibrage pourrait être mobilisé. En d’autres termes, l’invocation potentielle de l’article XX.4 b) ajoute à cette pression et au risque de capture du régulateur.

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